Dans quelle sorte de langue peut-on écrire sur un sujet aussi banal et controversé que la menstruation ? Faut-il qu’un personnage urine plutôt en arabe dialectal ou en arabe standard moderne ? Dans le premier volet d’une rencontre en deux temps (deuxième volet ici), Rachael Daum discute infections urinaires, sang menstruel, et choix de langue avec la jeune romancière libanaise Alexandra Chreiteh.
Par Rachael Daum

Une chose que j’admire dans les deux romans que vous avez écrits, c’est l’attitude directe avec laquelle vous abordez des sujets, disons, terre-à-terre. Dans Always Coca-Cola, Abeer a ses règles ; dans Ali et sa mère russe, la protagoniste a une cystite ; et vous décrivez de manière assez viscérale ces flots de sang et d’urine. Pourquoi ce choix de confronter vos lecteurs à de tels sujets, surtout en arabe standard moderne ?
Déjà, c’est une grande source de frustration pour moi que de voir la manière dont les femmes sont assujetties dans l’espace littéraire. Les femmes sont toujours des corps érotiques, elles sont décrites de manière sexuelle, et la question du désir féminin représente naturellement un problème de taille. Il y a bien sûr des femmes qui écrivent sur le désir féminin, et c’est très bien. Mais le corps des femmes est souvent sexualisé ou plus ou moins sanctifié, et cette sanctification n’est pas une bonne chose. En tant que Libanaises, et je crois en tant que femmes d’une manière plus générale, nous apprenons à cacher ce genre de choses, à en avoir honte, alors que c’est notre réalité de tous les jours et que nous devons l’explorer en tant que telle. Je voulais aborder le corps féminin en l’explorant par le prisme d’un regard qui ne serait pas celui de quelqu’un d’autre.
Je voulais qu’il y ait une femme dans l’histoire, une femme qui n’a que son corps et qui ne tente pas de construire son identité contre quelqu’un ni quoi que ce soit. Ce n’était pas facile, mais je crois qu’il était important pour moi de donner à la protagoniste une liberté sur son corps ou de montrer que certaines attitudes vis-à-vis du corps féminin entravent cette liberté. Je ne voulais pas que les femmes n’apparaissent que comme de mauvaises copies des hommes, ce qui à mon avis est souvent le cas dans l’espace social et dans la parole publique au Liban.
Dans Ali et sa mère russe, il était très important pour moi d’aborder un certain type de discours héroïque qui intervient souvent dans les périodes de guerre. Bien sûr le corps de la femme apparaît toujours en tant que métaphore – la femme est violée, symbole de la perte de souveraineté sur la terre, ou tuée, symbole de conquête ; il y a le corps de la mère qui enfante les fils de la nation. Et puis je voulais montrer autre chose, les besoins physiques d’une personne, d’une femme qui traverse la guerre. Je voulais parler du combat réel, quotidien de la guerre, de la grande dissonance entre le besoin « non-noble » d’uriner et l’aspiration – qui passe pour noble – de se sacrifier pour son pays. Bien sûr, dans les périodes de guerre, les femmes sont les plus grandes perdantes, mais elles sont souvent réduites à des métaphores. Elles sont rarement autorisées à exister par elles-mêmes. Je me demandais toujours : quand le sang est-il pur, et quand est-il impur ?
Et, ne l’oubliez pas : parler de menstruation en arabe standard moderne n’a rien d’injurieux, car la menstruation en soi n’a rien d’injurieux !

Vous faites le choix d’aborder en arabe standard moderne des sujets très « dialectaux ». Pourquoi ?
Tel a été le problème le plus important pour moi dans le processus d’écriture. Pour moi, l’arabe standard moderne est un instrument très compliqué à utiliser. Écrire en arabe standard moderne, c’est toujours déjà traduire : il faut traduire ses propres pensées parce que ce n’est pas en arabe standard moderne que se fait la vie quotidienne. Tout devient donc plus contraignant, surtout quand on aborde des sujets triviaux. La question ici, c’est : à qui appartient la langue, à qui appartient le droit de s’exprimer, de circonscrire son existence dans l’espace social et dans la littérature ? On touche plus de monde lorsqu’on écrit en arabe standard moderne qu’en arabe dialectal. C’est en quelque sorte un lieu de pouvoir : les structures sociales de l’autorité se recréent dans la langue si on ne fait rien pour les en empêcher.
Pour moi, la seule solution pour y arriver était d’écrire sur des jeunes femmes de Beyrouth qui font face à des problèmes, les uns très importants, les autres non, mais qui n’ont presque aucune place en arabe standard moderne par la voix de ces femmes car celles-ci sont toujours représentées par quelqu’un d’autre, par le prisme de l’autorité d’autrui plutôt que de la leur. Afin de briser l’autorité de la langue et de l’espace social, j’ai voulu injecter la musique propre à la langue de ces femmes dans le cadre de l’arabe standard moderne, tout en distordant celui-ci pour le faire devenir ce que je voulais qu’il soit. L’arabe standard moderne appartient à tout le monde – pourquoi faudrait-il qu’il ne serve qu’à aborder des idées ou des causes « nobles » ? Pourquoi faudrait-il que l’autorité ne soit détenue que par un groupe qui a la grammaire et le système judiciaire de son côté ?
Et bien sûr il y a des traits dialectaux dans le roman, et le mélange était très important pour moi. Beaucoup de mots familiers, aussi – c’est très subversif. Les règles sont subversives, tout est subversif !
Quelle relation entretenez-vous avec Michelle Hartman, votre traductrice en anglais ? Dans un projet de traduction, il y a toujours un conflit en même temps qu’une collaboration ; comment vous en êtes-vous sorties, d’autant que vous avez une parfaite maîtrise de l’anglais et que vous avez le luxe (ou la malédiction !) de pouvoir lire la traduction ?
Michelle et moi sommes de très bonnes amies ! Nous avons de nombreux échanges. J’ai du respect pour son travail de traductrice – elle s’implique beaucoup dans le texte qu’elle traduit, et il est important pour elle de respecter les intentions de l’auteur. (Si intention il y a !) Disons qu’elle souhaitait que je puisse m’impliquer moi-même dans la traduction autant que je le souhaitais… et qu’elle ne voulait pas empiéter sur les libertés d’une autre femme ! Pour moi, le problème avec la traduction d’Always Coca Cola, c’était que j’avais voulu donner au texte original le plus de clarté, de fluidité possible. Par son choix politique, Michelle a abouti à un résultat très différent dans la traduction anglaise : le texte est saccadé et parfois assez maladroit. Le risque, pour Michelle, c’est que les textes de femmes arabes soient traités comme des marchandises à consommer. Pour éviter cela, elle fait en sorte que le lecteur ne puisse jamais oublier qu’il est en train de lire une traduction, et que son expérience ne soit jamais facile. Finalement, on s’est aperçues qu’on était en face à deux textes très différents.
Alexandra Chreiteh a écrit deux romans, Always Coca-Cola et Ali et sa mère russe. Elle travaille à une thèse de doctorat en littérature comparée à l’université Yale. Ses romans ont été traduits en anglais, en allemand et en français.
Rachael Daum a fait des études de langue et de littérature russes à l’université de l’Indiana. Elle est membre de l’American Literary Translators Association, dont elle anime les réseaux sociaux.
Ali et sa mère russe a été traduit en français par France Meyer :
https://perspectivecavaliere.bigcartel.com/product/ali-et-sa-mere-russe-d-alexandra-chreiteh
Entretien traduit de l’anglais par Étienne Gomez
Lien vers la VO : https://arablit.org/2015/12/04/chreiteh/