Le numéro 1, Couple(s), annoncé dans ActuaLitté, avait été salué par Le Matricule des Anges. Le numéro 2, Évasion(s), a enthousiasmé France Bleu (25 octobre 2020). Après leur table ronde à Vo-Vf avec la revue CAFÉ, entretien avec les deux fondatrices de Graminées, Ève Vila et Nathalie Tournillon.

© Ève Vila, Nathalie Tournillon, 2020, tous droits réservés.
Ève Vila et Nathalie Tournillon, avant de fonder Graminées, vous avez travaillé pour la revue Rue Saint-Ambroise (Ève) et pour des éditeurs de livres illustrés (Nathalie). Comment vos deux expériences éditoriales ont-elles fusionné dans ce projet ?
Nathalié Tournillon : Plutôt que « fusionné », nos expériences complémentaires, nourries de ce que nous sommes, nous ont permis de donner naissance à ce qu’est Graminées aujourd’hui. Une revue de nouvelles étrangères illustrée. J’ai toujours aimé le rapport texte/image dans les livres, l’écho ou le décalage qu’il suscite, et proposer à des illustrateurs, à des artistes, de contribuer à la revue était une évidence pour moi.
Ève Vila : Après mon passage à Rue Saint-Ambroise, le format de la revue m’intéressait pour la pluralité des voix, l’écho qui résonne entre les nouvelles et le jeu possible entre ces sonorités différentes, qui parfois s’accordent ou au contraire sont discordantes. Je n’ai pas du tout la culture de l’image. En réfléchissant à notre projet commun, il est apparu très vite que Nathalie avait l’œil et l’envie.

« La nouvelle, en France, ça n’intéresse pas grand monde… » Que répondez-vous à cette généralité ?
Ève Vila : Je mettrais un petit bémol, la nouvelle en France intéresse le grand public si l’auteur est connu par ailleurs pour ses romans et elle passionne un public plus restreint qui en lit, en écrit, se déplace pour aller en écouter. D’un point de vue général, la nouvelle étrangère connaît un traitement plus favorable, il me semble.
L’ambition de Graminées est de susciter la curiosité du grand public pour des textes dont les auteurs demeurent méconnus en France (pour beaucoup, c’est même la première fois qu’ils sont traduits en français), mais qui jouissent d’une jolie notoriété dans leur pays. Nous avons aussi l’envie de faire émerger de jeunes plumes et la notion de découverte fait partie intégrante du travail de prospection.
L’apport des traducteurs est fondamental dans cette démarche. Il s’agit de proposer un tour du monde sans tomber dans les clichés (ou alors pour les détourner), de montrer un ailleurs sans faire carte postale (la nouvelle de Guéorgui Gospodinov, un auteur bulgare majeur, proposée par Marie Vrinat-Nikolov pour le premier numéro se déroule à Lisbonne, par exemple). Ce sont eux les plus à même de nous guider sur ces territoires qu’ils connaissent si bien.
C’est ainsi que peut passer une certaine vision de la nouvelle. Une vision susceptible de plaire aux nombreux lecteurs curieux. À savoir que c’est un genre protéiforme, à la définition fluctuante (avec laquelle on peut jouer), un champ d’exploration infini, un genre très vivant qui n’a rien à envier au roman. Le format de la revue permet de changer d’ambiance, d’humeur, à chaque texte, de casser le rythme, en alternant textes brefs et longs. En cela, il offre un écrin idéal pour révéler toute la délicatesse, l’intensité, le pouvoir évocateur du genre.

Après un numéro Couple(s), vous revenez en pleine pandémie avec un numéro Évasion(s). Comment se sont imposés ces deux thèmes, et comment les deux numéros se sont-ils constitués ?
Ève Vila : Le thème Couple(s) est le fruit de nombreuses discussions. Nous souhaitions que la revue s’adresse à tout un chacun, toujours dans l’optique d’ouvrir, d’attirer un lectorat pas forcément conquis par le genre. Le couple évoque à la fois une vision très concrète, possiblement ancrée dans le quotidien, et une dimension beaucoup plus sensible, moins facile à cerner. On peut véritablement se poser la question de ce qui fait Couple. Les textes interrogent cette notion, et en proposent des versions.
Pour ce premier numéro, j’avais des nouvelles en tête. Nathalie les a validées, la sélection s’est imposée avec évidence. L’étape fondamentale a consisté à formuler la ligne éditoriale pour la présenter aux contributeurs extérieurs, illustrateurs et traducteurs.
Pour le deuxième numéro, nous avions envie de nous risquer sur un terrain plus engagé, sans délaisser la dimension poétique, d’aller vers l’absurde aussi. Le thème Évasion(s) permettait de naviguer entre ces deux eaux. Le travail de recherche s’est révélé beaucoup plus long et compliqué. J’ai contacté des maisons d’édition, des revues, des universités. J’ai participé à des forums de discussion, compulsé des annuaires de clubs d’écrivains. J’ai lu plusieurs recueils dans le but de débusquer la pépite.
Au final, nous ne nous doutions pas que le thème résonnerait si fort avec le contexte, nous l’avions choisi il y a longtemps. Quand nous avons sollicité Elnathan John, le ton intime de son texte, le point de vue sur la crise sanitaire nous ont beaucoup plu. Trouver l’équilibre est intéressant à plus d’un titre car il présente un individu vivant à l’étranger, dans un monde qui nous devient étranger à tous, et de fait le narrateur se sent plus à sa place dans ce monde. Par sa forme, le texte crée un décalage, car il a tout d’un essai. Le fait de le traiter comme une fiction, de l’intégrer dans un recueil de nouvelles, déjoue le réel dans une certaine mesure.
Plus fantasque, Night Bus, la nouvelle du Sud-Coréen Jeong Yong-jun, met en scène un groupe de personnages réunis dans un bus de nuit. Anonymes, ils ne sont désignés que par une lettre. Ils se connaissent tous sauf l’un d’eux, un jeune étudiant, qui représente le candide de l’histoire. Le lecteur ne comprend pas exactement pourquoi ces gens entreprennent ce périple. On saisit qu’ils vont retrouver une sorte de leader, qu’ils sont peut-être des espions (car certains sont armés). Ce sont en fait des Nord-Coréens passés au Sud qui se dissimulent dans un autre quotidien. En bref, l’évasion a déjà eu lieu. Mais même si le sens ne se livre pas aussi clairement, le comique de situation fonctionne, tout comme le suspense, selon nous.
Comme dans le premier numéro, nous avons tenté de multiplier les angles d’approche du thème et de surprendre le lecteur.

Ève, contrairement à Nathalie, vous êtes traductrice de l’anglais. Quel est votre parcours de ce point de vue ?
Ève Vila : À la fac, j’ai suivi un cursus d’anglais, mais je n’avais pas l’ambition d’enseigner et il n’y avait pas de spécialisation en traduction. Ma passion de la littérature et des livres m’a naturellement fait bifurquer sur la voie de l’édition. C’est d’ailleurs en DESS que Nathalie et moi nous sommes rencontrées. Pendant plus de dix ans, j’ai corrigé, réécrit, suivi des ouvrages en français pour des maisons. Je n’ai jamais lâché l’anglais pour le plaisir d’abord, et dans le travail ensuite, car je révisais des traductions qui n’étaient pas satisfaisantes. Finalement, j’ai réalisé une première traduction pour une maison avec laquelle je collaborais, et j’ai adoré l’exercice. Je voulais à tout prix recommencer.
Par ailleurs, quand je suis entrée au comité édito de la revue Rue Saint-Ambroise, j’ai proposé des traductions d’auteurs que j’appréciais. J’ai commencé à prospecter à cette période. J’ai tenté de renouveler l’expérience ailleurs, mais je me suis rendu compte que les revues n’étaient pas forcément intéressées et les maisons d’édition encore moins.
Quelles relations entretenez-vous avec les autres traducteurs de Graminées ? Lancez-vous des appels à textes ? Encouragez-vous les propositions ?
Ève Vila : L’éclectisme gouverne la revue, mais la ligne édito n’en est pas moins claire. Les nouvelles doivent se trouver en décalage par rapport au thème, soit par le ton, soit par l’angle choisi. Le style de l’auteur, la situation décrite, l’étrangeté de l’ambiance, autant d’ingrédients qui participent à ce décalage.
Par ailleurs, la pluralité des interprétations d’un même thème reflète un point essentiel, l’extrême complexité de la réalité. Pour moi, la littérature résonne de cette façon, elle me confirme que ce n’est pas si simple. Elle est le contraire du raccourci intellectuel, des pensées toutes faites, et des certitudes. Le (s) ajouté à la fin du thème n’est pas une coquetterie, c’est aussi un parti pris.
Cette pluralité de voix vaut bien entendu quand il s’agit d’inviter des traducteurs. C’est-à-dire que leurs goûts ne doivent pas se fondre aux nôtres, la notion de décalage est suffisamment vaste pour qu’ils puissent s’y conformer sans faire fi de leurs affinités. Nous proposons aux traducteurs de nous envoyer un court résumé du texte, de nous parler du ton employé, de l’angle choisi et de traduire un bref passage représentatif de l’ensemble. C’est sur ces critères (et sur la confiance) que nous nous basons. Nous sommes prêtes à épouser leurs coups de cœur.
Nous sollicitons les traducteurs en fonction des langues ou des littératures qui nous interpellent. Comme je suis membre de l’ATLF, leur site était une source évidente, et j’ai contacté plusieurs traductrices qui ont volontiers accepté de s’impliquer. Il en a été de même pour l’INALCO, car j’avais très envie de lire des littératures moins visibles, et il en a résulté une collaboration très riche avec Marie Vrinat-Nikolov. Pour d’autres, j’ai contacté des revues ou des maisons d’édition spécialisées dans des régions du monde afin d’obtenir les coordonnées de contributeurs dont le profil m’intéressait. Nous espérons qu’avec le temps les traducteurs se manifestent et nous proposent des nouvelles bien entendu.

Le succès de Graminées tient aussi à la contribution des illustrateurs et de la graphiste, Mathilde Dubois. Diriez-vous que la nouvelle se prête mieux que les autres genres littéraires à un accompagnement visuel ?
Nathalie Tournillon : La nouvelle ne s’y prête pas mieux que les autres genres, non (la poésie, le roman, la littérature jeunesse, tous peuvent entrer en dialogue avec l’image). Il faut ici préciser que ce ne sont pas les nouvelles qui sont illustrées. C’est la revue qui l’est. Les espaces d’expression offerts aux artistes, ce sont les doubles pages en ouverture des continents. Ils ont carte blanche pour l’interprétation du thème, en lien ou non avec le continent, en lien ou non avec les textes. C’était pour nous le moyen d’attirer peut-être à la nouvelle un lectorat non conquis d’avance. Par la forme, capter l’attention du curieux, de l’amateur de l’objet livre, de la revue en général, de la nouveauté. Merci d’évoquer Mathilde, son rôle a effectivement été fondamental. Elle a littéralement donné une forme à nos idées, à nos envies, à ce qui à un moment n’était que des paroles. Echanger avec elle, formuler précisément et voir ensuite ses propositions de logo, de maquette, a été un formidable catalyseur. Plus que la nouvelle, c’est peut-être la revue qui permet les audaces graphiques, les nouvelles combinaisons, les essais pluriels.
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