Shaun Levin à la Maison de la culture yiddish

La rencontre autour du Garçon en polaroïds (Snapshots of The Boy) de Shaun Levin, animée par Cécile Neeser Hever à la Maison de la culture yiddish, au 29 rue du Château-d’Eau, Paris 10ème, a près de deux ans. Elle devait réunir l’éditrice, Anne-Laure Brisac, fondatrice de Signes et balises, et le traducteur, Étienne Gomez, ainsi que l’auteur, qui, retenu en dernière minute à Madrid, n’a finalement pas pu venir. À la suggestion de Régine Nebel, présidente de la commission des activités culturelles, il a néanmoins réalisé une vidéo de quelques minutes qui a été projetée au public en début de séance.

Cécile Neeser Hever : Je vais d’abord présenter nos invités : Anne-Laure Brisac, fondatrice de la maison d’édition Signes et balises, et Étienne Gomez, traducteur de l’anglais. Vous avez traduit un autre livre de Shaun Levin, Un Voyage à Arras : vie et mort d’Isaac Rosenberg, une sorte de biographie fantasmée de ce peintre et poète juif londonien mort pendant la Première Guerre mondiale, paru chez Christophe Lucquin, et vous en traduisez un troisième, Sept petites douceurs (Seven Sweet Things), à paraître en 2019 aux éditions de L’Antilope.

Le Garçon en polaroïds, qui va nous occuper ce soir, est un petit livre d’une forme singulière qui échappe aux catégories du genre. Il réunit plusieurs petits textes, de trois ou quatre pages au maximum, mis en regard de photographies. Sur l’écran nous allons faire défiler toutes ces photographies car elles occupent une place importante dans le texte. Le livre est aussi en train de circuler dans l’original et en traduction, ce qui vous permettra de voir exactement ce dont il est question.

Ce sont des textes courts, mais il ne s’agit pas de nouvelles, et l’on peut parler d’une forme de prose poétique. Chacun accompagne une photographie et développe un souvenir autour d’elle. Shaun Levin le dit dans la vidéo : il essaie de faire ressurgir ce qu’il y a autour de chaque cliché, dans le moment où il a été pris, pour retrouver l’enfant et l’adolescent qu’il a été en mêlant souvenirs et réflexions sur cette période de sa vie.

Avant de commencer, je propose qu’on lise le chapitre intitulé « Le Garçon et son seau », où le texte accompagne la photographie en noir et blanc qui fait la couverture de l’édition originale, représentant Shaun enfant, sur la plage, avec son seau.

Le Garçon et son seau

Peu importe au Garçon si son seau est fêlé. Il passe son temps à l’emporter sur les rochers pour le remplir dans les cuvettes, puis à le regarder tandis que l’eau fuit par la fente sur le côté, ne laissant au fond que ce qui peut y rester : un doigt d’eau claire. Avec du sable, ce n’est pas pareil. Il bourre le seau de sable mouillé, dur, qui reste en place. Le Garçon sait bien qu’on n’a pas besoin de réparer un seau pour y transporter du sable mouillé. Il fait des châteaux forts au bord de l’eau.

Le Garçon fait des éclaboussures dans les rochers non loin de la vieille cale. La mer est basse et l’eau coincée dans les cuvettes est tiède, le poisson y est plus facile à prendre. Le Garçon a un filet de pêche neuf acheté au magasin près du vieux court de tennis, avec le mur d’entraînement où, le soir, on passe des films comme Top secret ou On l’appelle Trinita. Dans son filet, le Garçon prend le poisson au fond des cuvettes pour le rejeter à la mer. Il aime bien les voir frétiller dans le filet, retrouver l’eau avec aisance.

Le Garçon aime son maillot léopard. Il le portera jusqu’au jour où l’élastique sera tout raide autour des cuisses, où il sera devenu trop petit pour lui. Le Garçon sera toujours le genre de garçon dont les habits deviennent trop petits pour lui. Même aujourd’hui, le Garçon n’a pas fini sa croissance. Un garçon de quarante-cinq ans devrait faire plus d’efforts pour rester menu, manger moins de chocolat et faire plus d’exercice, sans oublier son évolution spirituelle.

Le Garçon porte un kova tembel, ce chapeau que quelqu’un lui a rapporté de la terre des Juifs avant que le Garçon n’aille s’y installer avec sa famille. L’ombre portée de sa tête lui fait une collerette. C’est peu après midi et l’ombre du Garçon tombe encore tout près de son corps, il peut presque s’asseoir dessus. Ils sont là pour toute la journée. Un délicieux exil sur la côte. Ils voyagent comme des réfugiés, en masse, comme le firent ses ancêtres, une tribu de gitans avec glacières, serviettes colorées et raquettes de plage. Ils ne se mélangent pas à la population locale.

Et il peut aller aussi loin qu’il veut, le Garçon entendra toujours le bruit des adultes allongés au soleil avec l’immobilité des lézards, leurs rires et, de temps en temps, le coup sec d’une balle de caoutchouc sur le contreplaqué.

Il se fait tard et sa mère est fatiguée, elle a envie d’un schloff. Tu viens oui ou non ? Tout le monde t’attend. Si tu commençais à sortir de l’eau, déjà. On ne va pas t’attendre encore. Tu peux rentrer à la maison tout seul à pied. Voilà donc ce que fait le Garçon. Il passe devant le banc où l’homme qui aimait tant la côte a été enterré, sous le sable, sous le banc de pierre érigé par sa femme pour qu’on puisse s’y installer face à la mer. Le Garçon ramasse une étoile de mer séchée pour la poser sur son rebord de fenêtre et pour la gratter de temps à autre afin de trouver sous ses ongles l’odeur des cuvettes. (p. 11-13)

Cécile Neeser Hever : Anne-Laure, pouvez-vous retracer la genèse de ce projet ? Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce texte et décidée à le publier ?

Anne-Laure Brisac : C’est Étienne qui m’a présenté cet auteur et ce texte, en tant que traducteur, pour Signes et balises, cette maison que j’ai fondée il y a un peu plus de quatre ans. Je publie un ou deux livres par an, pas plus, et toujours de la littérature de témoignage, donc pas de fiction. C’est un spectre très large et, ce qui m’intéresse, ce sont justement ses limites et ses variantes, avec toujours un narrateur qui est aussi auteur et dont l’expérience, tout en étant évidemment personnelle, peut aussi toucher au-delà sa seule personne.

Au début j’ai eu l’impression qu’il y avait un malentendu car Étienne m’a dit : « Je vois que vous faites des livres de photographie et j’en ai un qui pourrait vous intéresser. » Le livre précédent, AthènesDisjonction, de Christos Chryssopoulos, était en effet conçu autour de photographies faites par l’auteur. J’étais embêtée parce que je ne fais pas particulièrement de livres de photographies, il n’y en avait qu’un dans mon catalogue et c’était plutôt une exception.

Mais nous avons discuté et quand j’ai lu les premiers chapitres qu’Étienne avait traduits, le texte m’a aussitôt accrochée. J’ai lu la suite en anglais, et je me suis décidée. Il y a eu des questions matérielles à régler, mais du point de vue de la décision éditoriale, elle s’est faite rapidement. Les choses ont pu paraître plus longues à Étienne car la maison d’édition n’est pas mon activité principale et je n’ai pas pu lire le texte tout de suite. L’accord avec l’auteur n’a pas représenté de difficulté, et d’une manière générale tout a été simple pour ce livre.

Il y a eu ensuite certains choix à faire, des choix de traduction notamment, qu’on a faits avec Étienne – l’éditeur a toujours des questions à poser, des suggestions à faire –, mais aussi des choix quant à la présentation matérielle du livre, en particulier quant à la couleur par opposition au noir et blanc. J’ai finalement opté pour la couleur, comme le souligne bien la couverture. La photographie mise en couverture de l’édition originale, « Le Garçon et son seau », était en noir et blanc mais aussi en format portrait, et je ne souhaitais pas la réutiliser car la ligne graphique de Signes et balises veut qu’une seule image coure d’un rabat à l’autre et couvre ainsi la première comme la quatrième de couverture – et autant que possible j’essaie de maintenir ce principe.

Il y a eu aussi, à l’intérieur, le choix du traitement des photographies, et j’ai souhaité les garder dans leur « jus ». C’est un album de famille. Ce ne sont pas toujours des polaroïds, d’ailleurs, et avec Étienne on s’était interrogés sur le choix de ce mot. Le mot anglais était snapshots et la traduction littérale aurait plutôt été « instantanés ».

Quelqu’un dans l’assistance : Et le polaroïd est un format carré.

Anne-Laure Brisac : Effectivement, et il y a toujours cette bande blanche caractéristique autour, mais on s’est dit qu’avec le mot « polaroïds », on gardait l’idée de photographie instantanée, que l’on obtient immédiatement, et qui remonte à cette époque, à la génération de Shaun Levin, même si les polaroïds reviennent à la mode aujourd’hui. Et j’ai souhaité garder cette idée d’album de famille qu’on tient entre les mains avec ses photos aux couleurs passées, un peu verdies ou jaunies selon les clichés.

Étienne Gomez : Dans le texte dont a parlé Anne-Laure, Athènes Disjonction de Christos Chryssopoulos, il y avait bien sûr le principe de l’alternance entre texte et photographie qui avait attiré mon attention, mais il y avait aussi le principe de l’écriture fragmentaire : le livre est divisé en courts chapitres qui suivent l’errance de l’auteur dans Athènes, chaque quartier, chaque image lui évoquant un certain nombre de choses, parfois fantasmées. C’est exactement le même principe dans le livre de Shaun Levin, à la différence près que ce n’est pas une ville qu’il visite mais lui-même, de façon parfois fantasmée aussi. Il le dit d’ailleurs dans la vidéo : tous les chapitres ne sont pas de l’ordre de l’autobiographie.

Cécile Neeser Hever : Ce texte échappe aux distinctions entre les genres non seulement du fait de la nature des textes courts qu’il réunit, situés entre narration et poésie, mais aussi dans son rapport à la réalité : s’agit-il d’autobiographie, ou d’autofiction ? La photographie donne l’apparence d’un récit ancré dans la réalité. Ce sont des photos de famille, on peut parler d’effet de réel, et pourtant, malgré le lien qu’elle établit avec une réalité biographique, avec des référents précis, la photographie joue avec le lecteur et un écart s’ouvre, le pacte autobiographique est rompu.

Ce que je trouve très beau de ce point de vue, c’est qu’on a à la fois des souvenirs extrêmement personnels, voire intimes, notamment des rencontres érotiques, et d’autres qui tendent vers l’impersonnalité. Shaun Levin le souligne dans la vidéo : le choix de la troisième personne, le choix de la formule « le Garçon » pour parler de lui, crée une certaine distance et laisse la place à la fiction.

Une autre variante de ce refus de nommer parcourt le livre : Israël devient « ce pays de Juifs », l’Afrique du Sud devient « la pointe de l’Afrique ». Shaun Levin, dans la vidéo, explique ce choix délibéré de ne pas nommer en disant que ces noms sont politiquement chargés et que cela ne correspond pas à la façon dont, enfant, il avait vu les choses. Simultanément, c’est aussi une manière de déréaliser le propos. Ce mélange entre expérience personnelle et dimension universelle me semble toucher, Anne-Laure, au cœur même de votre ligne éditoriale.

Anne-Laure Brisac : Effectivement, mais ce qui m’a plu, c’est aussi la forme, et c’est me semble-t-il ce qu’il y a de plus difficile dans ce type de littérature. Le récit est peut-être la chose la plus naturelle du monde, mais construire un récit qui devienne un objet littéraire n’a rien d’évident. C’est là tout le travail et le talent de l’écrivain. Ce qui m’a décidée à publier ce livre, c’est la combinaison entre une dimension universelle et une expérience originale. Shaun a inventé une forme extrêmement originale, que l’on voit par exemple à travers l’ordre de défilement des photographies, qui passent en ce moment à l’écran dans le même ordre que dans le livre, autrement dit pas du tout dans l’ordre chronologique.

Cela peut sembler ténu, mais ça a beaucoup de sens. Le texte réunit un ensemble de petits récits qui sont autant d’évocations, de rêveries, de fantasmes, de méditations, de souvenirs, et cet éclatement se reflète dans le refus de la chronologie. Dans l’édition française, la première photographie, c’est celle de la couverture, où Shaun Levin est déjà adolescent, et la dernière le montre bébé, dans les bras de son père. Cette dernière photographie est une demande de l’auteur pour l’édition française. Dans l’édition anglaise, il y en avait une autre qui le montrait jeune homme. Elle a par ailleurs un statut à part, puisqu’elle n’a pas de texte en regard : elle fonctionne comme un hommage indicible à un être cher, tout en produisant un effet de clôture, de retour.

On parlait tout à l’heure de fragmentation, mais il y a aussi ce désordre volontaire, et je trouvais qu’il y avait quelque chose de très fort dans ce basculement permanent d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre, sans doute un reflet de l’expérience de Shaun, puisque le départ d’Afrique du Sud a été pour lui un arrachement et Israël, un pays source de douleur, même s’il ne le dit pas aussi crûment. Il y a donc une déconstruction de la chronologie, une autre étant celle que vous avez évoquée tout à l’heure, Cécile, la déconstruction du genre, chaque chapitre adoptant une forme d’écriture différente de celle du chapitre précédent, comme une nouvelle expérience d’écriture.

L’organisation, la structure du texte tel qu’il a été conçu par Shaun Levin fait ainsi qu’on est bousculé en permanence, et je trouvais qu’une telle profondeur d’expérience en seize fois quatre pages – car le livre n’est pas plus long – reflétait un grand talent dans la manière d’exposer une vie personnelle.

Étienne Gomez : Je rejoins tout à fait ce sentiment et je pensais que Shaun avait écrit ce livre en lien avec ses ateliers d’écriture, puisqu’il en anime depuis longtemps et qu’il a mis au point des outils originaux pour cela, comme les Writing Maps. La structure de ses textes, et ce principe qui consiste à piocher comme dans une boîte de vieilles photos pour trouver matière à écrire et faire ainsi ressurgir ce qu’elles cachent, me semblaient relever du genre de défis qu’on peut proposer dans les ateliers d’écriture.

Une des questions que j’avais posée à Shaun au moment où il préparait la vidéo concernait la genèse de ce livre, et sa réponse m’a appris qu’au contraire, l’idée lui en était venue dans le cadre de son travail sur Isaac Rosenberg.

Il faut ici que j’ouvre une parenthèse sur l’œuvre de Shaun Levin pour que la place qu’y occupe Le Garçon en polaroïds apparaisse plus clairement. Shaun a d’abord écrit un roman, Sept petites douceurs, qui paraîtra l’année prochaine chez L’Antilope et dont l’original, Seven Sweet Things, circule en ce moment parmi vous : c’est un roman qui lui aussi est à la fois très autobiographique et en partie fantasmatique puisque le personnage principal, qui est aussi le narrateur et qui porte le même prénom que l’auteur, rencontre successivement Katherine Mansfield et Socrate. Il y a dans ce roman une mise en scène très nette du moi et en particulier du moi écrivain.

Or, après ce premier roman, Shaun s’est senti au bord d’un précipice. Il avait l’impression d’avoir « fait le tour ». C’est une question qui se pose souvent après un premier roman, mais elle prend une force particulière lorsque ce roman est en grande partie autobiographique. C’est à ce moment-là que Shaun s’est tourné vers trois peintres – poète aussi pour Isaac Rosenberg mais surtout peintre – juifs londoniens du début du XXe siècle en lesquels il s’est, me semble-t-il, d’autant plus reconnu qu’il a lui-même voulu devenir peintre dans sa jeunesse. Il a donc décidé d’écrire un grand ensemble, un triptyque, en commençant par Isaac Rosenberg, puis Mark Gertler, David Bomberg arrivant en dernier dans l’ordre chronologique de leur mort (Shaun attend en effet d’avoir l’âge de leur mort pour écrire sur eux).

L’autre aspect important de ce triptyque, c’est qu’il est un peu polymorphe. Pour chaque peintre, il y a non un mais plusieurs textes, de longueur variable. Pour Isaac Rosenberg il y a deux textes réunis dans l’édition française mais publiés séparément dans l’original. Pour Mark Gertler il y a à ma connaissance quatre textes, trois nouvelles déjà publiées, et un roman, qui ne l’est pas encore.

Ce que la vidéo m’a appris, c’est que c’était à l’occasion d’un voyage sur l’île de Wight, où Shaun était allé sur les traces d’Isaac Rosenberg, qu’il s’était interrogé sur la mer et sur son rapport à la mer, et, s’étant rendu compte qu’elle était pour lui source de joie, sur l’enfant et sur l’adolescent qu’il avait été en Afrique du Sud puis en Israël. C’est à cette occasion, comme il l’a dit, qu’il s’est interrogé sur les photographies qu’il avait gardées de son enfance et de son adolescence.

Il y a donc un double mouvement dans la genèse de l’œuvre de Shaun Levin. D’un côté, terminer Sept petites douceurs l’a conduit à se détacher de sa propre personne pour s’intéresser à des peintres qui étaient aussi des reflets de lui-même. De l’autre, l’écriture sur l’un de ces trois peintres et le voyage qu’il a fait pour suivre ses traces l’a ramené à lui-même et l’a conduit à écrire Le Garçon en polaroïds.

Cécile Neeser Hever : Il y a donc un éclatement du moi, en même temps que du genre ou encore de la temporalité comme vous le souligniez tout à l’heure, Anne-Laure. Ce qui m’a beaucoup frappée, c’est que cette temporalité flottante entraîne souvent une impossibilité de la datation, que l’âge du « Garçon » apparaît indéterminable alors même qu’il évoque des expériences sexuelles, et que la forme même de ces «  instantanés » fait qu’il n’y a pas vraiment de moment de passage. Dans la plupart des textes autobiographiques ou des « romans de soi », il y a des moments de passage, par exemple une rencontre amoureuse ou sexuelle qui fait office de tournant, de moment pivot, et qui apparaît alors comme un seuil symbolique entre l’enfance et l’adolescence ou l’âge adulte. Dans Le Garçon en polaroïds, les choses sont flottantes. Des rencontres que fait le « Garçon », aucune n’est vraiment première ou toutes le sont au même titre, et d’ailleurs le narrateur utilise encore le terme de « Garçon » pour parler de lui en tant qu’adulte. Peut-on lier cet éternel présent et cette absence de balises temporelles à l’homosexualité, dans la mesure où traditionnellement mariage et procréation sont perçus comme des seuils symboliques imposant une segmentation du temps ?

Étienne Gomez : Je dirais que cette question de la « première fois » est posée en fait dès la première page avec cette découverte du magazine Penthouse et la séance de masturbation qui s’ensuit : « C’était Burt Reynolds qui était en double page, ou quelqu’un dans ce genre-là. Peut-être Charles Bronson. Ce genre de look : brun avec des moustaches et plein de poils sur la poitrine. Le mot suave vient à l’esprit. Ce que le Garçon éprouvait – ressentait presque physiquement –, c’était qu’il n’avait jamais vu d’aussi près le corps d’un homme nu ni pu en caresser. Il était âgé de seize ans. C’était la première aventure réciproque de sa vie d’adulte. » Évidemment il est très ironique de parler ici d’expérience réciproque alors que personnage est seul avec un magazine, mais le ton est donné, la sexualité est là dès le départ.

Pour ce qui est de l’adulte, je crois que pour Shaun Levin, l’adulte, c’est celui qui écrit. Il pose justement la question du temps dans un chapitre consacré à l’écriture, « Le Garçon : un plaisir pour les yeux ». Dans ce chapitre, la photographie montre le « Garçon » enfant en train de pêcher, avec une silhouette et un sourire qui ont tout le charme de l’enfance, or le texte évoque ce que le « Garçon » est devenu et qui est très décevant : « Le Garçon ? Ça n’a pas donné grand-chose. Plutôt égocentrique, pas le genre de personne avec qui on a envie de s’attarder. Narcissique comme tant de gens abîmés peuvent l’être. Il s’est mis à écrire, un peu. Des livres, des critiques, ce genre de choses, quelques nouvelles aussi, toujours pour de tout petits éditeurs ou des journaux que personne ne connaît. Vous n’en avez sans doute jamais entendu parler. Des trucs très déprimants, pour être honnête, pas le genre de choses à lire pour se remonter le moral, ou à emmener en vacances. » Pour moi, l’adulte est là, dans ce regard qu’il porte sur l’enfance ; il est dans l’écriture, et en partie aussi dans l’amertume.

Anne-Laure Brisac : Ce chapitre illustre aussi un aspect important du livre, qui est la multiplicité des regards extérieurs et des voix. On entend la voix des parents qui évoquent leur déception, la voix des adultes, on sent aussi le regard ironique de l’auteur sur lui-même, et cela crée un effet de polyphonie. Il y a aussi quelque chose de douloureux dans ce passage : le « Garçon » n’a pas répondu aux attentes, « ça n’a pas donné grand-chose », il écrit « un peu ». En gros, c’est un raté, pour dire les choses crûment. On entend donc la voix des adultes à l’époque où la photo a été prise, mais aussi la voix de l’adulte qu’il est devenu ou encore la voix de l’adulte qu’il aurait pu ou dû devenir, et le tiraillement entre ces différentes voix est douloureux. À l’opposé, on trouve quelques passages de bonheur instantané, de fulgurance heureuse, comme dans le chapitre qu’on a lu tout à l’heure avec l’étoile de mer rapportée de la plage et déposée sur le rebord de la fenêtre.

Cécile Neeser Hever : Un autre thème récurrent mais qui n’apparaît qu’en transparence dans Le Garçon en polaroïds, c’est celui de l’exil, avec cet arrachement à « la pointe de l’Afrique » et cette installation dans « ce pays de Juifs » où le « Garçon » ne se sent finalement jamais chez lui. Vous qui le connaissez sans doute un peu mieux que nous, Étienne, qu’en est-il du thème de l’exil dans le reste de l’œuvre de Shaun Levin, en particulier dans Sept petites douceurs ?

Étienne Gomez : Sept petites douceurs raconte l’histoire d’une relation impossible et d’une séparation entre un certain « Shaun » qui vit à Londres, où Shaun Levin a vécu pendant de nombreuses années, et un certain Martin, lui aussi juif et originaire d’Afrique du Sud, par ailleurs marié. Leur relation n’est au fond qu’une « réflexion », au sens lumineux, de ces traumatismes du passé, et c’est en partie pour cela qu’elle est impossible. Les traumatismes sont divers, pour Shaun c’était le départ d’Afrique du Sud et l’installation en Israël à quinze ans, et c’était la mort du père. Pour Martin, c’était l’arrachement aux deux parents, son père ayant abandonné sa famille, qu’on devine peu fortunée, pour aller faire un commerce de plumes d’autruche dans le désert du Karoo, et sa mère ayant confié ses trois enfants à sa sœur. C’est aussi une relation où se jouent des traumatismes plus anciens, puisqu’une partie des ancêtres de Martin a été massacrée pendant la Seconde Guerre mondiale, et quant à ceux de Shaun, on devine qu’ils ne sont pas arrivés en Afrique du Sud sans rapport avec la Seconde Guerre mondiale ou avec les pogroms d’Europe de l’Est.

Cécile Neeser Hever : Pour ce qui est de l’identité juive, ce qui est frappant là encore c’est cette tension entre un ancrage dans des lieux très précis et en lien avec l’histoire du peuple juif, et ce refus de nommer les lieux et les événements, par exemple dans « Le Garçon et son seau », qu’on a lu au début : « Ils voyagent comme des réfugiés, en masse, comme le firent ses ancêtres, une tribu de gitans avec glacières, serviettes colorées et raquettes de plage. Ils ne se mélangent pas à la population locale. »

Un autre thème important, effleuré dans Le Garçon en polaroïds mais plus important dans Sept petites douceurs d’après ce que vous venez de dire, c’est la mort du père. La dernière image, dont vous parliez tout à l’heure, Anne-Laure, le montre bébé dans les bras de son père, et le texte le plus touchant peut-être du recueil, qu’on va lire maintenant, s’intitule « Le Garçon et son père ». Précisons que la photo qui l’accompagne ne montre pas le père de Shaun, mais le chien de la famille.

Anne-Laure Brisac : Remarquons aussi avant la lecture que le livre est dédié « À mon père, Allan Levin, 1934-1999 ».

Le Garçon et son père

Si le Garçon était un chien, son Papa le laisserait manger dans la paume de sa main et lui lécher la peau entre les doigts.

Si le Garçon était un chien, son Papa l’emmènerait courir sur la plage le soir à son retour du travail, jusqu’au mur du port aller et retour, puis, quand il partirait piquer une tête, le Garçon aboierait face à la mer, se roulerait dans le sable et plongerait dans les vagues avec une telle hystérie que, quand son Papa sortirait de l’eau, le Garçon lui courrait dessus, il lui sauterait au cou, il ferait rire son Papa et son Papa lui dirait : Ça c’est un bon garçon.

Si le Garçon était un chien, il n’aurait pas peur de son Papa car il saurait que son Papa l’aime. Même quand son Papa lui dirait : En voilà un idiot de garçon, le Garçon entendrait : Je t’aime et, quand son Papa lui frapperait le museau, le lui fourrerait dans son urine, le Garçon saurait que personne au monde ne l’aime autant que son Papa.

Si le Garçon était un chien, son poil avant la toilette aurait des odeurs de sueur, d’herbe, de merde et justement son Papa dirait : Merde, tu sens mauvais, mon garçon, il lui gratterait les plis sous le museau et lui dirait en souriant : Ça c’est un bon garçon.

Si le Garçon était un chien, son Papa le prendrait dans ses bras pour le déposer dans la baignoire et le doucherait à l’eau tiède avec un shampooing spécial, il lui plongerait les doigts dans les poils, lui malaxerait les chairs pour le calmer et, à la fin, son Papa rincerait le Garçon qui commencerait à s’ébrouer et à faire des éclaboussures partout sur son Papa et, tous les deux, ils s’amuseraient et le Garçon aboierait, ils lutteraient au sol et son Papa le tiendrait serré les deux bras autour de lui et le Garçon se débattrait et s’enfuirait car c’est comme ça qu’il fait quand il déborde de joie. C’est comme ça qu’il fait quand il veut que son Papa joue au loup avec lui.

Si le Garçon était un chien, il dormirait dans la cuisine ou dans la cour dans un panier rembourré de vieilles couvertures de son Papa et il n’arrêterait pas de se tourner et de se retourner jusqu’au moment où il trouverait la position idéale, après quoi il resterait allongé en gardant un œil au-dessus du panier et il attendrait que son Papa soit allé au lit, ait éteint les lumières comme tout le monde dans la maison, et c’est seulement alors que le Garçon fermerait les paupières.

Si le Garçon était un chien, il rêverait de longues plages et de vagues déferlantes, de clairs de lune et de voleurs. Il rêverait de vastes étendues d’herbe et de lits d’hortensias à l’ombre desquels il dormirait les jours de chaleur. Le Garçon rêverait de chair crue, de biscuits pour chiens, du frisson qu’il ressent à faire le beau pour demander des restes et aussi de la poigne de cette main qui le nourrit. (p. 19-21)

Cécile Neeser Hever : Pour terminer, je propose qu’on s’intéresse plus particulièrement au travail de traduction. Dans la vidéo, Shaun Levin explique que le texte est profondément ancré dans la langue anglaise, et qu’il n’a pu, Étienne, que vous faire toute confiance. Dans la mesure où c’est très poétique et où il y a beaucoup de jeux de mots, quelles ont été les difficultés dans la traduction de ce texte et, en particulier, comment rendre la grande douceur en même temps que la grande violence des différents récits, leur intimité, leur pudeur ?

Étienne Gomez : Shaun a une écriture lyrique. Vous posiez tout à l’heure la question du genre, et il est vrai que le texte est assez inclassable. On est à la limite entre autobiographie et fiction, mais il s’agit aussi de textes extrêmement poétiques, et je me suis parfois retrouvé à la limite du poème en prose, un peu d’ailleurs comme avec Un voyage à Arras : vie et mort d’Isaac Rosenberg. C’est paradoxalement cela qui m’a servi, qui m’a guidé. L’intensité dont vous parlez vient des mots eux-mêmes mais aussi de leur enchaînement, de leur rythme.

Dans « Le Garçon et son père », qu’on vient d’entendre, il y a par ailleurs un mélange entre aspiration à la beauté, une forme très poétique soulignée par la formule répétitive « Si le Garçon était un chien », et un vocabulaire qui est parfois grossier. Vous parliez tout à l’heure des récits d’expériences sexuelles : là aussi, les deux se rencontrent. Ils ne sont d’ailleurs pas antinomiques, mais du point de vue des perceptions, ils peuvent l’être et il faut les ménager l’un et l’autre.

Quand j’ai présenté le texte à Anne-Laure, j’avais traduit quatre chapitres, et je savais que si elle l’acceptait, deux des chapitres restants me confronteraient à des difficultés particulières. Il y avait d’abord « Choses dites au Garçon », où la photo, qui le montre en train de jouer dans un arbre, fait refluer en lui tous les souvenirs de ce qu’on appellerait aujourd’hui du « harcèlement scolaire ». Le texte prend la forme d’une succession d’injures sans point, ni majuscule, ni ponctuation :

monkey moffie faggot sissy girl fat slow four-eyes who’d want to play with you go play with the boys fat ugly fat fat ugly fat and ugly who’d want to play with you stingy slimey himey jew fat and hairy with a big nose big tits what size bra do you wear they’re so huge…

macaque tapette mauviette chochotte gros tas lourdaud bigleux qui a envie de jouer avec toi va jouer gros tas moche comme tu es gros tas gros tas moche gros et moche qui a envie de jouer avec toi rapiat crampon youde juif gros et poilu avec ton gros nez et tes gros nichons tu portes quelle taille de soutien-gorge ils sont tellement énormes… (p. 43)

Mais le chapitre le plus délicat, c’était évidemment le dernier, « Le Garçon (ne) grandit (pas) », pour lequel Shaun m’a donné carte blanche en me disant que ce qui primait, c’étaient les sonorités, et qu’il fallait que je fasse preuve d’intuition et d’invention :

When The Boy is much older and grows up and throws up and flows up a stream, he will still thrill the guy he calls Bill, that man in the park he met after dark for a lark. Watch them swim like those sharks that spend the day hunting prey or play or stay as close as they can to their man like jam and ham and green eggs with pegs and very nice legs – thank you – spank you, plank you, tank you. When The Boy went to war, what he saw, a claw and a paw and who cares about the law when you’re in love like a dove and a glove and when push comes to shove, yes, I’m in love, in love. The Boy’s in love.

Quand le Garçon aura vieilli, quand il aura grandi, et grossi, et vomi, le tout en nageant à contre-courant, il en fera toujours autant, d’effet, à cet homme, Tom, ou était-ce Mark, dans le parc, ou Al, à cette heure matinale où volent les alouettes : regardez-les en train de virevolter, survoltées, exaltées, passant leur journée à chasser et à guetter leur proie et à jouer, à se serrer près de leur partenaire, débonnaires, dans les airs, en veillant bien sur eux comme sur du pain, du beurre, et de la confiture sans oublier les croissants, très jolies dents – merci  – merci pour tout, pour la pâtée, pour la tétée, pour la fessée. Quand le Garçon est parti à la guerre, il a vu, il a entendu, il a sous-entendu et à quoi bon la loi et à quoi bon la foi quand on est amoureux, comme un bleu, comme un gueux, et quand le cœur ne bat plus mais tape, fort, oui, je suis amoureux. Je suis amoureux. Le Garçon est amoureux. (p. 67)

Cécile Neeser Hever : Une autre question que pose la traduction, qui touche d’ailleurs à l’identité juive, est la présence de quelques mots hébreux ou yiddish. Pour vous, fallait-il les traduire ou les supprimer ?

Étienne Gomez : À aucun moment nous n’avons envisagé de les supprimer, mais nous nous sommes parfois posé la question de savoir quoi en faire. Par exemple, dans « Le Garçon et son seau », le mot kova tembel était explicité à la fois par le texte et la photographie, mais le mot schloff avait un sens moins évident. En dernière minute, nous avons décidé de donner une précision dans le passage en ajoutant « sa mère est fatiguée » devant « elle a envie d’un schloff » de manière à mieux faire comprendre ce que ce mot voulait dire sans passer par une note de bas de page. Nous aurions pu aller jusqu’à « elle a envie de piquer un schloff », comme dans « piquer un roupillon », mais le lecteur n’est pas trop dérouté car le texte est entièrement structuré autour du passage du temps.

Cécile Neeser Hever : Y a-t-il des questions ?

Régine Nebel : Merci Cécile de nous avoir proposé cette soirée autour du Garçon en polaroïds. Ma question sera pour toi : quelle question aurais-tu posée à Shaun Levin s’il avait pu venir ?

Cécile Neeser Hever : Au moment où il nous préparait cette vidéo, je lui avais posé la question du refus de la nomination, des lieux et de lui-même. Il a répondu en disant que certains mots étaient trop politiquement chargés.

Étienne Gomez : Ce refus de la nomination touche aussi d’autres thèmes abordés par Shaun, comme sa sexualité et la maladie de son père. Des mots comme « homosexualité » et « cancer » véhiculent des représentations, et c’est cela, me semble-t-il, que Shaun refuse. Il souhaite mettre en avant ce qui est éprouvé, ressenti, c’est-à-dire l’amour et le désir d’un côté, ou le fait d’être malade de l’autre.

Anne-Laure Brisac : Ce sont aussi des mots qui fixent les choses, qui étiquettent. Tout à l’heure, j’évoquais la polyphonie du texte, et ce refus de certains mots relève me semble-t-il du même désir de faire voir différents niveaux dans la réalité. C’est ainsi que j’interprète le fait qu’il s’interdise certains mots ou du moins qu’on ne les trouve pas chez lui.

Merci à la Maison de la culture yiddish d’avoir accueilli cet événement.

La Maison de la culture yiddish est le plus grand centre européen d’enseignement et de diffusion de la culture yiddish. Elle a pour objectif de favoriser la conservation du patrimoine, de diffuser la culture yiddish en France et en Europe, de promouvoir le yiddish comme langue de culture, et de privilégier sa connaissance auprès de publics issus de tous horizons.

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Un avis sur « Shaun Levin à la Maison de la culture yiddish »

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